Par Germaine EWODO AYENE
Grand-mère Yossa était la mère de ma mère. c’est chez elle, dans le village d’Essong au Cameroun, que nous passions nos grandes vacances. Elle ne portait pas de montre-bracelet mais elle avait la bonne heure dans la peau. Aucune tâche dans le déroulement de sa journée ne se faisait à contretemps. Elle disait que la discipline faisait gagner du temps et de l’énergie.
Grand-mère Yossa était une femme mince que le poids de l’âge avait légèrement voûté. Elle réclamait nos petits bras pour l’étreindre de toutes nos forces et nous félicitait de lui avoir remis ses vieux os en bonnes places. Cela nous faisait grand plaisir. Contrairement à nous, ses petits enfants, elle consommait juste ce dont son corps avait besoin. Elle n’était ni boulimique, ni gourmande.
Nos deux mois de grandes vacances étaient axés sur trois points. La longue rencontre annuelle avec nos cousins directs qui permettait de renforcer nos liens de famille. Apprendre à labourer la terre et savoir écouter la nature constituaient le deuxième point. Le troisième point tout aussi important était l’apprentissage de notre culture africaine; de nos valeurs.
Avec nos cousins et cousines, nous partagions tout; des tâches du quotidien aussi bien que les repas. Grand-mère Yossa nous apprenait tant de choses; nos us et coutumes, l’histoire de ceux qui nous ont précédés, l’importance du silence, la valeur sacrée de la parole donnée à quelqu’un, etc. Grand-mère attirait aussi notre attention sur des choses qui nous paraissaient banales. Dans mon village, lorsque de jeunes pousses de champignons étaient recouvertes d’une feuille spécifique de plante, cela voulait dire qu’elles n’étaient plus à prendre. Le village était ainsi régi par des codes, des règles que les uns et les autres se devaient de respecter pour la bonne cohésion des familles. C’est au travers du tam-tam Nkul que des messages étaient transmis au plus grand nombre. Lorsqu’on entendait sonner le Nkul, il fallait se taire et prêter l’oreille. J’avoue que je n’ai jamais su décrypter les messages qui en découlaient.
Au village d’essong, je profitais pleinement des grands espaces. je m’amusais beaucoup et je faisais des promenades avec mes cousins, mes cousines et parfois des amis du village. Cependant, j’appréciais beaucoup toutes les occasions rares que je pouvais partager seule à seule avec grand-mère Yossa.
Lors d’une récolte avec elle, mon enthousiasme et mon engagement ne me valurent pas que des compliments. Je voulais cueillir tous les épis de maïs sur mon passage et ne rien laisser derrière moi. Grand-mère Yossa me fit des réprimandes.
Nous devons avancer un peu plus loin dans les champs avant d’entamer la récolte des épis de maïs, dit-elle. Ceux qui sont proches du sentier appartiennent aux passants qui ont faim. Ils appartiennent à ceux qui n’ont pas eu la santé et la force de labourer la terre. Ces épis abandonnés peuvent nourrir ceux qui ont perdu la raison mais que la faim ne quitte pas.
Grand-mère! Comment ces personnes pourraient-elles savoir que les épis laissés derrière nous leur appartiennent? Hein? Hein, Grand-mère? Je croyais que ma question la perdrait dans son raisonnement. Dans toute sa lucidité, elle me répondit calmement.
Lorsque ces personnes là verront au loin toutes ces tiges recourbées, ils comprendront que les propriétaires des lieux sont déjà passés et qu’ils leur font don de ce qui est proche du sentier; de ce qui reste.
Grand-mère! C’est notre champ de maïs et nous avons le droit de tout prendre si nous en avons envie! Je voulais convaincre Grand-mère Yossa ou tout au moins lui prouver que je n’avais pas totalement tort. L’esprit de la ville reprenait possession de moi. L’esprit des donneurs de leçons. Lorsqu’on a lu quelques livres, on veut tout prouver. On pense qu’on peut discuter de tout avec tout le monde. Hélas! Grand-mère Yossa me remit à ma place.
Ecoute-moi bien, jeune fille! Nous avons semé des graines de maïs c’est vrai mais nous n’avons jamais arrosé ces champs. La pluie le fait pour nous. Le soleil réchauffe nos plants quand ils ont froid. Le vent souffle pour les bercer. La lune brille parfois sur elle pour que nos plants n’aient pas peur de la nuit. Nos plants puisent des substances nutritives de la terre nourricière. Et pendant ce temps, toi, moi et tous les autres, nous dormons paisiblement. Lorsque le temps des récoltes est enfin là, nous voulons tout raser, ne rien laisser derrière nous. Ce n’est pas juste! Ce n’est pas juste! Insista-t-elle. Tu sais comment s’appelle cette attitude? Hein, Jeune fille?
J’écarquillai les yeux.
Cela s’appelle de la cupidité. Tout vouloir pour soi et pour soi seulement. Les autres ne comptent pas. Ils sont sans importance.
Grand-mère Yossa disait que c’est la cupidité des Hommes qui conduira le monde à sa perte. Il y en a assez pour nous tous mais la cupidité des hommes fait naître trop de conflits dans le monde. Elle avait bien raison.
Elle avait tant de choses à transmettre Grand-mère Yossa. J’ai sans doute oublié le parfum des arbres de mon village, les sentiers qui conduisaient dans les champs, la fraîcheur de l’eau de nos rivières mais je n’oublierai jamais le son de sa voix et ses conseils imprimés au plus profond de mon être.
Je sais que tu me vois de là où tu te trouves. Je sais que tu me vois Grand-mère Yossa et tous les autres qui sont avec toi me voient eux aussi. Birago Diop, le grand Ecrivain et Poète Sénégalais, dans son célèbre poème intitulé : « Souffles » disait ceci : « Les morts ne sont pas morts… »

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